Le savoir était quelque chose qui se cultivait. Personnellement, j’adorais apprendre toujours plus de choses, même si certains me trouvais étrange. Je n’avais jamais été à l’école, mais je n’en n’étais pas moins intelligente, et j’essayais toujours de comprendre ce que je n’avais pas pu apprendre pendant mon enfance. Les langues étaient quelque chose de difficile à apprendre toute seule, et j’avais donc décidé par abandonner. De toute façon, ce n’est pas comme si on pouvait sortir du dôme pour aller se promener dans les autres pays. J’avais donc décidé d’aller à la salle des archives pour lire quelques livres sur les astres, ou sur l’histoire des pays. Pour une fois, je m’étais coiffée. Ou du moins, j’avais brossé et lissé mes cheveux pour qu’ils me tombent élégamment sur les épaules, au lieu qu’on pense que je venais de sortir de mon lit. J’avais mis un jean et un tee-shirt, accompagné d’un sweet à capuche et de mes éternelles baskets. C’était le matin, et j’étais vite arrivée à la bibliothèque, pressée comme j’étais de m’asseoir sur une chaise, un bon livre entre les mains. Il y avait peu de gens, et j’adorais le calme et le silence qui régnait. Je m’approchais des étagères pleines de livres, et humais l’odeur de vieux papiers qu’ils dégageaient. C’était surement mon endroit favori dans ce dôme.

J’avais pris une pile de trois ou quatre livres, et m’étais assise à une table assez éloignée des autres, pour être tranquille. Je pris un livre au hasard, et commençais à lire, mes pensées perdues dans ce que racontait l’auteur à ses lecteurs. Je sursautai lorsqu’on m’interpella. « Hey ! Mademoiselle aux cheveux violets, on ne se serait pas rencontré il y a une semaine de ça, dans le parc lorsqu’il pleuvait. » Quelqu’un avait pénétré dans mon sanctuaire, et dans le calme qui régnait, ces simples paroles résonnaient comme des cris contre les murs. Je me retournais lentement sur ma chaise pour observer celle à qui je faisais dos. Des béquilles, un teint pâle, des cheveux rosés. Je la reconnus aussitôt, c’était Olympe Aryens. Je sentais que ce nom commençait à être marqué au fer rouge dans ma mémoire. C’était assez rare que je rencontrais la même personne à un si petit intervalle. Une semaine, c’était vraiment court. D’habitude, il s’écoulait plus d’un mois. Il faut croire que je n’avais pas de chance. Elle s’avançait vers moi, avec le clapotis de ses béquilles raclant le sol au fur et à mesure. « Salut. Eh bien oui, c’est bien moi. Que me veux-tu ? » J’essayais de parler doucement pour ne pas interrompre le calme de la pièce, mais c’était assez difficile. Je lui désignais une chaise à côté de moi pour qu’elle s’asseye, puis attendis, les bras croisés, de savoir qu’est ce qui lui arrivait. « Ils t’ont donné des béquilles à ce que je vois. C’était plus grave que ce que je pensais. » Ajoutai-je.

Les excuses étaient quelque chose qui me semblait bien superficiel. Après tout, ce qui était fait était fait, et des excuses ne servaient en rien à rattraper des erreurs, selon moi. Certaines personnes pardonnent trop vite et trop souvent. Moi, je ne pardonne tout simplement jamais. Quand quelqu’un vous trahit une fois, cela veut donc dire, par suite logique, qu’il peut recommencer. Si vous l’excusez une fois, vous pouvez donc recommencer. Or, si vous ne pardonnez pas à la personne, elle ne pourra jamais recommencer puisqu’il n’y a pas eu de pardon de votre part. C’est quelque chose de tout à fait logique et compréhensible par tout le monde. Seulement, ce n’était pas pareil, ici. « Eh bien… Je voudrais m’excuser pour le dérangement que je t’ai donné il y a une semaine et puis aussi te remercier vraiment, mais bon n’ayant pas nom j’avais un peu de mal… » Je haussais les épaules. Il y a une semaine, j’avais fait des choses que je ne me serais pas cru capable de faire. Pour moi, cette journée n’avait pas vraiment existée ; elle ressemblait plus à un songe, un rêve qui semblait presque réel. Mais je ne pouvais le nier, surtout maintenant, alors qu’elle se tenait devant moi. Je soupirais et balayais ses remerciements d’un geste vague de la main, n’ayant pas l’habitude de ce genre de choses. « Tu sais, ce n’est pas la peine. Enfin, j’allais pas te laisser sous la pluie alors que tu ne pouvais pas bouger. Je ne te voyais pas vraiment ramper dans la boue jusqu’à l’arcade, surtout vêtue comme tu étais. » Je n’aimais peut-être pas la classe dans laquelle elle faisait partie, mais je n’étais pas non plus une peau de vache au point de la laisser ainsi. Et puis je lui avais proposé mon aide, je n’allais pas me défiler après. Après un court silence, je décidais d’ajouter tout de même quelque chose. « Au fait, je m’appelle Louka Bernett. » Voilà. Maintenant, elle aussi connaissait mon nom. Après tout, c’était bien ce qu’elle avait laissé sous-entendre, non ? « N’ayant pas mon nom, elle avait eu un peu de mal ». Enfin ; je savais que j’aurais pu lui donner un faux nom, mais je ne voyais pas à quoi ça rimait, au point où on en était.

Je délaissais mes livres un moment, et les repoussais un peu plus loin sur la table. Je comptais voir si je pouvais les emprunter de toute façon, ce n’est pas comme si j’étais pressée. Et puis, il fallait reconnaitre qu’elle me plaisait bien, elle et son petit caractère. Elle était comme une énigme que je cherchais à résoudre, tant bien que mal. « Ah ! Oui, mais bon les médecins en ont surtout fait beaucoup trop, une simple attelle aurait suffi, mais bon qui je suis pour défier les ordres d’un médecin. Enfin bref, plâtre pendant une semaine et puis béquille pendant deux autres, ce n’est pas tellement pratique, mais bon… En revanche, j’espère que tu n’as pas eu de problème. » Bien entendu, qu’ils en avaient fait beaucoup trop. Après tout, elle était la fille Aryens, c’était pas rien. Ce qui me surprit par contre, c’était qu’elle s’intéresse aux problèmes que j’aurais pu avoir. Je réfléchis un instant. De toute façon, personne ne se souciait du lieu auquel je me trouvais, ni ce que je faisais en chaque instant. Personne pour s’inquiéter, personne pour gueuler quand je rentrais tard le soir. Je soupirais, une fois de plus. « Ne t’inquiète pas pour moi, va. Tu te ferais du souci pour rien. » J’étais à peine ironique. Je l’imaginais mal se faire du souci pour une inconnue qui l’avait juste aidée à traverser un parc pendant une averse. Personnellement, si les rôles avaient été inversés, je l’aurais surement oubliée à l’heure qu’il était. « Au fait, je crois que je te dérange encore une fois, c’était une bonne lecture. » Je regardais les livres sur la table, repérés quelques instants plus tôt et triés parmi tant d’autres, puis je me retournais vers elle. « Ils sont sur l’astronomie et l’Histoire du monde. C’est assez intéressant. Enfin, pour ceux qui aiment ça, évidemment. »

Quel était l’intérêt de fermer son esprit, tout comme son corps était enfermé dans Genesis ? Cela me parait montrer un manque d’intérêt à toute chose qui puisse être. Nous sommes enfermés dans le dôme Genesis, et nous ne devrions pas en apprendre plus sur notre passé, et notre futur possible ? C’est tout bonnement lamentable. Peut-être suis-je la seule à m’intéresser autant à l’extérieur, mais cela reste pour moi quelque chose d’extrêmement important. Savoir le passé, c’est savoir l’avenir en quelque sorte : si nous connaissons les erreurs de temps passés, nous saurons qu’il ne faut pas les revivre. C’est ce qui s’appelle apprendre de ses erreurs. Seulement, peu de gens en ont conscience, et une minorité de ceux-là essayent d’en apprendre, justement. Quelle triste chose pour des résistants. « Que c’est étrange. S’intéresser à l’astronomie, alors que nous sommes à l’intérieur de Genesis, pourquoi se torturer à en apprendre plus sur les étoiles et les galaxies, alors que nous sommes obligés de vivre enfermer ici pour notre propre survie sans aucune possibilité de voir la voute céleste, étrange. Vraiment… » Etrange, peut-être, mais non pas moins utile. Les gens en oublieraient presque les recherches passées, tellement ils sont ancrés dans le présent et le futur. Mais il n’y a pas que cela qui explique mon grand intérêt sur les astres et tout ce qui s’y rapporte. Lorsqu’on a un rêve, il faut pouvoir essayer de s’y accrocher, et surtout, essayer de faire en sorte qu’il devienne réalité. C’est ce que je fais. « Mais pourquoi étudies-tu ceci ? Serais-tu une étudiante à la faculté de Genesis ? » Je ne savais si je devais lui exposer la vérité ou si je devais la lui cacher. Dans tous les cas, il faudrait que je me décide, et assez vite. Je me demandais d’ailleurs si elle s’intéressait vraiment à la tournure de la conversation ou si elle ne faisait que semblant. Mais je m’en fichais, finalement. « Non, je n’étudies pas là-bas. Je n’étudie nulle part, d’ailleurs. C’est juste que ce sujet m’intéresse plus que les autres. » Je n’avais donc pas menti, juste pas creusé la vérité. C’était préférable ; il ne fallait pas non plus que je commence à m’emporter dans la conversation au point qu’elle devine que je fais partie des résistants. Je ne savais pas ce qu’il pourrait se passer dans ce cas, et préférais ne pas le savoir.

Je rapprochais ma chaise de la sienne pour pouvoir parler en gênant moins les autres, mais aussi pour l’observer. Encore et toujours observer. Combien de temps quelqu’un peut observer et observer ainsi ? Surement une éternité. Une éternité à observer, à regarder et à apprendre les uns des autres, sans s’en rendre compte. « Mais dis-moi, tu es venue ici pour quelque chose aussi, non ? Que cherchais-tu ? » J’avais d’ailleurs remarqué un léger détail. Elle avait cessé de me vouvoyer. Simple oubli, ou était-ce intentionné ? Je me le demandais bien. Après tout, je n’aurais pas pensé la recroiser après ce qu’il s’était passé la semaine dernière, et voilà qu’on parlait comme des personnes qui se connaissaient sans vraiment vouloir se parler. Etrange chose que cela.